C’est un cliché bien ancré: les hommes (comprendre les hommes cisgenres hétérosexuels) auraient davantage d’appétit sexuel que les femmes cis hétéros. En septembre, un article du Figaro citait une relativement vieille enquête nationale sur la sexualité des Français·es (publiée en 2007), selon laquelle 75% des femmes et 62% des hommes estimaient que les hommes ont, «par nature, plus de besoins sexuels que les femmes». Il concluait, à force de témoignages et de commentaires de sexologues réacs, que oui, les hommes avaient davantage de désir sexuel.
Je ne vais pas revenir ici sur la notion de «besoin», j’en ai déjà parlé auparavent. Par contre, on peut aborder un problème d’interprétation: l’article déduit une réalité d’une question initiale portant sur des représentations. Et les représentations, ça se construit culturellement et socialement, contrairement à cette idée de «nature» qui essentialise les individus et convoque la psychologie évolutionniste qui, pour reprendre les termes du sociologue Sylvain Laurens et des journalistes Stéphane Foucart et Stéphane Horel, constitue souvent une «excuse génétique du sexisme».
Interroger vraiment ce décalage de désir entre hommes et femmes
Il est facile, mais erroné, d’incriminer la testostérone (spoiler: les femmes en ont aussi) ou l’instinct de reproduction dans d’éventuelles disparités genrées et de ne pas aller chercher plus loin. Facile, parce que dans tout cliché, il y a une part de vérité. Au cours de leur vie (voire même au cours de leur cycle lorsqu’elles sont menstruées), les femmes sont sujettes à des fluctuations hormonales qui peuvent affecter leur désir.
Mais ces fluctuations peuvent aussi être le fait de choses qui n’ont rien à voir avec une quelconque condition «naturelle». Il y a bien sûr la contraception hormonale (la pilule est arrivée en France en 1967, difficile de dire que c’est un facteur ancestral), mais également des facteurs sociaux comme la charge mentale ou le body shaming, ainsi que le fait que les femmes sont statistiquement davantage victimes de violences sexuelles.
Mais au fond, interroge-t-on vraiment ce (prétendu) décalage genré de désir? À le poser comme un acquis, il me semble que souvent, on ne va pas chercher plus loin. Et le cercle vicieux de représentations qui s’auto-entretiennent ne s’arrête jamais et pèse lui-même sur les désirs individuels. Alors, si on mettait vraiment les choses à plat en se posant les bonnes questions?
Comme souvent pour préparer cette chronique, j’ai lancé un questionnaire en ligne. Si celui-ci n’avait évidemment pas vocation à tirer des conclusions à valeur scientifique, dans la centaine de réponses d’hommes et de femmes de 23 à 75 ans que j’ai reçues, la très grande majorité témoigne d’un désir équivalent entre les genres, mais de disparités en matière de représentations et d’interdits. Mis à part quelques commentaires d’hommes au-dessus de 50 ans, toutes et tous abondaient dans le même sens.
Un bilan similaire que résume Zach, 32 ans: «Le désir me paraît totalement indépendant du genre et des considérations biologiques ou génétiques.» Johan, 42 ans, synthétise plutôt bien les considérations de toutes les personnes qui ont accepté de s’exprimer: «Je pense que le désir est identique entre les hommes et les femmes, mais le désir des femmes est invisibilisé ou ignoré.» Il ajoute: «Toutes les femmes avec qui j’ai pu en discuter faisaient preuve d’autant de désir que les hommes. Sauf que chez les hommes, c’est un marqueur de conquête, alors que chez les femmes, c’est une preuve d’impureté.» Tout cela méritait d’être creusé, n’est-ce pas?
Une expression du désir encouragée ou réprimée
J’ai donc appelé le Dr Patrick Papazian, médecin sexologue à Paris, et on a sorti les pelles. Pour lui, la première chose, c’est que l’expression du désir tend à être encouragée chez les hommes, alors qu’elle est plutôt réprimée chez les femmes. Je vais citer à nouveau le témoignage de Zach, décidément très juste: «S’il y a une différence, c’est une différence de démonstration. Il est accepté et attendu que les hommes expriment, assument leur désir en bons mâles dominants. Les femmes ne le font pas, car elles ne sont pas censées prendre cette attitude qui serait “masculine”, au risque sans doute d’être qualifiées de castratrices.»
«Il me semble que les hommes assument plus ouvertement leur désir, ou jouent le rôle qu’on leur attribue socialement: “Je suis censé avoir du désir, donc je vais dire que j’en ai pour montrer que je suis bien un homme”, ce qui est une prophétie auto-réalisatrice, poursuit Zach. Lorsqu’en tant qu’homme, on a l’occasion d’avoir une discussion ouverte et honnête avec des femmes, il me semble qu’on se rend compte que la situation est plus équilibrée. Seulement, les femmes crient moins leur désir sur tous les toits à qui veut bien l’entendre, car encore une fois, c’est ce qu’on attend d’elles socialement.»
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«Même si le mouvement #MeToo a pu positivement changer un peu les choses, c’est encore l’expression du désir masculin qui est globalement encouragée, confirme Patrick Papazian. Et leur désir est plutôt valorisé. Un homme qui est désirant, c’est un homme qui est à la fois vigoureux, performant, viril et qui, en plus, va valoriser sa femme, lui montrer qu’il a envie d’elle. Il n’y a presque que des connotations positives!»
Par contre, pour les femmes, c’est radicalement différent. Le sexologue développe: «On se heurte au fait qu’une femme qui désire est une femme qui a une sexualité active, voire qui prend des initiatives sexuellement. Ça reste un sujet dans nos sociétés: les hommes sont parfois un peu effrayés par ce désir qui s’exprime. Ils se sentent challengés ou pas à la hauteur. Dans le même temps, ces femmes peuvent avoir une mauvaise estime d’elles-mêmes face à ce désir. Alors, elles tentent de taire cette expression du désir.» Et là, bam, on retombe sur notre cercle vicieux. Un désir tu, non exprimé, c’est un désir qui n’existe pas socialement…
Différence d’objet(s) du désir
Puis il y a la question de l’objet du désir. Pour Patrick Papazian, en général, ce que les hommes désirent –ou en tout cas ce qu’ils expriment comme désir– c’est d’avoir un coït. En gros, ils ont une érection qu’il s’agit de «satisfaire» par une pénétration et une éjaculation.
Pour de nombreuses femmes, l’objet du désir peut revêtir d’autres formes. «Elles peuvent davantage désirer un rapprochement sensuel, sensoriel, une connexion émotionnelle, physique ou sexuelle à l’autre, mais qui ne se traduit pas forcément par un rapport sexuel pénétratif», précise le sexologue parisien. Forcément, ce n’est pas toujours facile de se comprendre. Et si la femme exprime ce désir, il est possible qu’en face, son partenaire bugue un peu ou interprète ça comme une envie de sexe nécessairement pénétratif. Alors, à force, elle risque juste de se taire. Encore.
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Les hommes confondent excitation et désir
Il faut parler ensuite de l’identification du désir. Il semble que les hommes confondent parfois excitation et désir. «Ils peuvent avoir tendance à interpréter chez eux une réaction sexuelle ou une émotion comme du désir, indique Patrick Papazian. Par exemple, un homme stressé par une journée de travail peut avoir envie d’un rapport sexuel pour se déstresser, pour se détendre. Ou alors, il peut avoir une érection simplement parce qu’il voit sa femme et qu’il la trouve belle. Il prend ça pour du désir sans se questionner sur la nature de ce qu’il ressent.»
C’est en quelque sorte une suridentification qui découle de manifestations physiques et d’un conditionnement social qui fait à la fois que l’homme se sent libre d’exprimer son désir ou son excitation, mais aussi qu’il est censé être toujours prêt à passer à l’action.
Chez les femmes, c’est un peu plus complexe. D’abord parce que les manifestations physiques ne sont pas toujours évidentes et ensuite parce qu’elles peuvent aussi être socialement conditionnées à analyser toute la palette des émotions qu’elles éprouvent. «Elles vont par exemple avoir moins le réflexe d’utiliser le sexe pour se détendre, note Patrick Papazian. Le désir féminin est souvent lié à la notion de motivation et cette motivation est elle-même liée à un environnement émotionnel, physique, sensuel, propice à l’expression du désir. Elle est aussi liée aux expériences personnelles.»
Cela signifie d’une part que les femmes peuvent avoir besoin d’un contexte un peu propice à l’expression de leur désir –du genre pas juste en enlevant leurs chaussures en rentrant du taf et en voyant leur mec en train de zoner sur le canapé. Ça veut également dire, explique le sexologue, que là où les hommes sont parfois capables de débrayer rapidement, chez les femmes, «les expériences antérieures vont permettre de passer d’un état neutre non motivé, par exemple “je suis en train de regarder la télé et je n’ai absolument aucune pensée sexuelle”, à un état motivé où une activité sexuelle serait envisageable». Et, sans tomber dans le cliché des hommes obnubilés par la satisfaction de leur propre désir et infoutus de donner du plaisir, quand la bouffe est dégueulasse, au bout d’un moment, on n’a plus très faim.
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Pour résumer et c’est assez socialement construit, on peut dire qu’on peut être amené à penser que les femmes ont moins de désir que les hommes, à la fois parce qu’elles se sentent moins autorisées à exprimer ce désir et qu’il revêt, dans sa nature comme dans son expression, des formes différentes. Tout ceci dit et les réponses à mon questionnaire semblent l’attester, j’ai l’impression que les choses sont en train de changer, que certains hommes font un pas de côté par rapport aux attentes virilistes de la société et que les lignes bougent enfin.
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