Au Vième siècle avant J.-C., Protagoras déclarait que « L’homme est la mesure de toutes choses », c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas de réalité objective extérieure au sujet qui observe ; seule sa perception importe. Mais, comme le remarquait Montaigne à la fin du XVIe siècle, « pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire : pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration : pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet… » (Montaigne, Essais, II, 12) Les hommes et les femmes, certes, sont la mesure de toutes choses : mais s’iels sont des instruments déréglé.es? Après avoir rappelé la vanité de la sagesse et le malheur inévitable pour celleux qui s’y consacreraient, Érasme, dans l’Éloge de la folie, passe en revue quelques figures folles qui se donnent l’apparence de sages : grammairiens, poètes, rhéteurs, philosophes, courtisans, théologiens, moines, etc. La démesure, d’un point de vue moral, pourrait alors incarner le renversement d’une valeur cardinale comme la prudentia. Et justement, nombre de poètes et de rhéteurs – d’auteurs et d’autrices – ont fait feu de tout bois de la démesure.
Or, lorsque Romain Gary écrit que « l’homme ne peut se mesurer qu’à l’aune de ses outrances » (La Promesse de l’aube), il suggère que l’image que l’homme se fait de lui-même est souvent marquée par des excès, des outrances, qui éloignent de la vérité intérieure. L’homme se fabrique un personnage à travers ces démesures, à travers son envie d’être plus que soi-même et de défier toutes limites qu’elles soient temporelles, scientifiques ou spatiales. Dans The Substance (Coralie Fargeat, 2024), le corps féminin est soumis à l’image de soi et au regard de l’autre. Plutôt que de briser ces codes, le personnage tombe dans l’excès de soumission et la dépendance à la substance, une drogue génératrice d’une autre version de soi-même, plus jeune, plus belle, plus parfaite : un véritable alter ego, une version de soi au superlatif. Cette vénération de l’image, que l’on retrouve dans le contenu et la forme des réseaux sociaux ainsi que dans le mouvement de l’écriture de soi, n’est-elle qu’un jeu des apparences, un bal masqué où chacun.e revêt son plus bel apparat ou une prison du soi véritable enfermé derrière les barreaux de l’excès?
La démesure est encore une quête de l’excès, une volonté d’aller au-delà des normes établies : outrepassement, déformation, destruction des codes, du sens, du langage. Au XXème siècle, le délaissement du réalisme sur la scène littéraire laisse le roman en crise : « le roman, forme particulière de récit, semblait condamné aux verbes à l’imparfait ou au passé simple, aux détails “réalistes”, aux paysages romantiques, à la psychologie, aux états d’âme. » (Perec, 1963) Ainsi, quand un Jean-Paul Sartre fait le choix radical – démesuré ? – de ne plus écrire de roman – le romancier étant nécessairement, quoi qu’il fasse, bourgeois – un Alain Robbe-Grillet décide d’« écrire “pour rien” : pour décevoir », pensant que « si la “nature” est signifiante, un certain comble de la “culture” peut être de la faire “dé-signifier” » (Barthes, 1963). Mais écrire sur rien est-il une garantie de l’absence de signification ? La « culture » ne viendrait-elle pas simplement détrôner la « nature » et prendre sa place, piégée dans les mêmes conventions ? Georges Perec, tournant sa créativité démesurée du côté de la langue comme système spécifique de communication propre à une communauté ou une culture donnée avec des règles et conventions précises, signe enfin la destruction du roman par le roman. C’est en meurtrissant et déformant la langue d’écriture qu’il parvient à faire de La Disparition une œuvre elle-même autrice du meurtre de ces personnages d’un trait de Smith-Corona (marque de machines à écrire). L’œuvre est monstrueuse, créature tissée de textes multiples, rapiécés : une œuvre à l’image de la créature de Frankenstein.
Or, certains projets littéraires, par leur démesure, n’aboutiront jamais. Ainsi le mythe du Livre total, ouvrage qui contiendrait l’entièreté du monde, idée monumentale qui a habité, entre autres, Mallarmé (Scherer 1957, p.22). Pourtant, le mythe perdure, notamment chez Borges, pour qui “le monde est un livre (et vice-versa)” (Lamontagne 1994, p.29). Dans sa nouvelle “La bibliothèque de Babel”, Jorge Luis Borges présente une bibliothèque qui contient tous les livres, une infinité où se trouvent tous les mots possibles, incluant ceux que nous venons d’écrire. Madeleine Thien, dans Do Not Say We Have Nothing (2016), met en scène le “Book of Records”, objet qui renferme, à l’écrit, le destin des personnages qui y touchent. La quête du savoir détenu dans et par le Livre peut mener à l’obsession, voire à la folie. Pour s’approprier ce savoir, il faut parfois en digérer les pages, comme le montre l’Apocalypse selon Jean: “Je m’avançai vers l’ange et le priai de me donner le petit livre. Il me dit: Prends et mange-le. Il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il aura la douceur du miel. […] Et l’on me dit: Il te faut à nouveau prophétiser sur des peuples, des nations, des langues et des rois en grand nombre.” (Apo 10, 9-11) Cependant, manger le livre peut aussi être un moyen d’empêcher une connaissance de circuler dans le monde, tel que le présente Umberto Eco dans Le nom de la rose… Le motif du livre comestible tel un moyen de posséder le savoir mène à un glissement symbolique vers le cannibalisme –après tout, les parties d’un livre ont des noms tirés de l’anatomie humaine–, désir d’ingestion de l’autre qui, en se réalisant, peut autant être une preuve de cruauté (Cixous 2003) que d’amour (DeAngelis 2015). Ce qui se dégage du livre total et de ses dérapes est, surtout, la versatilité de sa démesure.
La démesure, dans tous les cas, ne semble pas être le propre d’une époque ou d’une autre, bien que chacune puisse en proposer son itération. En contexte de carnaval au Moyen Âge, comme nous l’explique Mikhaïl Bakhtine, l’affranchissement provisoire de la culture officielle et des hiérarchies sociales permettait un nouveau type de communication susceptible d’exprimer de nouvelles formes et symboles. Le thème de la démesure, qui s’articule autour du banquet, du manger et du boire, prend le contrepied de tout ce qu’il y a d’officiel dans la mesure, la tempérance, la sobriété ou la chasteté qui sont plutôt des valeurs prônées par la culture officielle de l’Église. Ainsi, la tendance à l’abondance et à l’excès propre au banquet carnavalesque offre un prétexte à l’horizontalité des rapports sociaux. « Il ne s’agit absolument pas du boire et du manger quotidien et faisant partie de l’existence de tous les jours d’individus isolés. Il s’agit du banquet qui se déroule pendant la fête populaire, à la limite de la grand-chère. La puissante tendance à l’abondance et à l’universalité est présente dans chacune des images du boire et du manger » (Bakthine, 1970). Selon cette vision, l’excès et l’abondance, la démesure carnavalesque, hyperbolise et donne une esthétique, dans une certaine mesure, à l’ensemble des rapports libres et égalitaires et à une parole sans contrainte.
Or quelles sont les limites du carnavalesque ? Comment savoir à quel moment on passe de la fête, comprise comme une suspension du temps, un renversement momentané des valeurs et un déchaînement des passions, à un hybris de la démesure ? Si, pour Hemingway, Paris était une fête, Hacène Belmessous stipule dans son livre (2024) le plus récent qu’il n’en est plus une, car déformée par la gestion néolibérale qui est, en fin de compte, peu démocratique. Élargissons cependant le cadre : Jean-Jacques Wunenberger (1977) observe que la postmodernité est devenue une fête déchaînée, sans début ni fin, sans règles ; par conséquent – répétons-le –, elle n’en est plus une, précisément à cause de son omniprésence qui disperse ou efface complètement le sens du renversement carnavalesque. Le sujet se trouve alors écrasé par le poids de l’excès, incapable de sortir de l’infini de la liminarité, sur-achevé (Scarpa, 2009). Ainsi la société occidentale postmoderne s’adonne à une consommation effrénée, à des folies éphémères à la chaîne qui épuisent les ressources de notre planète et qui se manifestent également en politique, dans la volonté impérialiste et colonisatrice des États-nations.
De même le tourisme, par excès de la mobilité, est devenu un pur transport (Ingold, 2011) : fantasme postmoderne de vitesse et défiguration du nomadisme traditionnel. Tel que le résume White, notre temps « manque singulièrement d’espace et de respiration » (White, 1987) : le capitalisme déchaîné en dehors duquel on est incapable de penser (Fisher, 2009) menant à la disparition des liens sociaux et des tiers lieux (Oldenburg, 1989), ainsi que l’individualisation et toute idéologie excessive – qui dit toujours n’en être pas une – handicapent notre capacité à créer un sens à travers des rituels collectifs (Han, 2020). Que devient alors le rêve américain de land of plenty et de big money ? Sur quoi la méritocratie (Sandel, 2020) débouche-t-elle ? Quelle est la juste mesure dans la quête du savoir universitaire et de la reconnaissance, ou dans le perfectionnisme et l’extrême souci de soi (Foucault, 1984) pour que tout ceci ne dégénère en schizophrénie ou en hystérie ? L’anarchisme est-il la démesure de la démocratie ? Peut-on encore avoir une expérience signifiante et structurante par les moyens des substances et des plantes aux qualités illuminatrices et initiatrices, telles que le cacao, l’ayahuasca, le tabac et autres drogues utilisées lors des rituels sacrés (Castaneda, 1977) et servant à élargir l’esprit, ou n’y a-t-il que l’excès de la consommation qui nous reste ?
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Pour ce quarante-et-unième numéro, Postures vous invite à étudier la démesure dans toutes ses manifestations littéraires. Les textes proposés – articles scientifiques ou essais libres –, d’une longueur de 12 à 20 pages à double interligne, doivent être inédits et soumis avant le 31 janvier 2025.
La revue Postures offre également un espace hors dossier pour accueillir des textes de qualité qui ne suivent pas la thématique suggérée.
Nous vous invitons également à nous faire parvenir recensions, comptes-rendus et critiques d’ouvrages récemment parus.
Veuillez accompagner votre article ou votre essai d’une courte notice biobibliographique qui précise votre université d’attache. Les auteur.rices des textes retenu.es — obligatoirement des étudiant.es universitaires, tous cycles confondus — devront participer à un processus de réécriture guidé par un comité de rédaction avant leur publication.
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Bibliographie
Belmessous, Hacène. 2024. Paris n’est plus une fête. Les voix urbaines.
Borges, Jorge Luis, “La bibliothèque de Babel”, dans Fictions, Paris, Gallimard, 1994 [1957], p.71-81.
Castañeda, Carlos. 1977. L’herbe du diable et la petite fumée, trad. Michel Doury, 10/18.
Cixous, Hélène, L’amour du loup et autres remords, Paris, Galilée, 2003, 224 p.
DeAngelis, Camille, Bones & All, New York, St. Martin’s Press, 2015, 304 p.
Eco, Umberto, Le nom de la rose, trad. Jean-Noël Schifano, Paris, Grasset, 2022 [1982], 608 p.
Fargeat, Coralie, réalisatrice . The Substance. Paris : XYZ Productions, 2024.
Foucault, Michel. 1984. Le souci de soi (Histoire de la sexualité, t. III). Paris : Gallimard, « Bibliothèque des Histoires).
Fisher, Mark. 2009. Capitalist Realism: Is There No Alternative?, Zero Books.
Gary, Romain. La Promesse de l’aube. Paris : Gallimard, 1960.
Han, Byung-Chul. 2020. The Disappearance of Rituals: A Topology of the Present. Cambridge: Polity Press, 2020.
Ingold, Tim. 2011. Une brève histoire des lignes. trad. Sophie Renaut, Zones Sensibles.
Lamontagne, André, “Le livre et le monde: la référence intertextuelle chez Jorge Luis Borges”, Tangence, no. 44, juin 1994, p19-31.
Montaigne (éd. E. Naya, D. Reguig-Naya et A. Tarrête). 2009. Essais II : Paris : Gallimard.
Oldenburg, Ray. 1989. The Great Good Place. Boston: Da Capo Press.
Morrissette, Bruce. Les Romans de Robbe-Grillet. Paris : Éditions de Minuit, 1963.
Perec, Georges. « Le mystère Robbe-Grillet ». Partisans. n.11, juillet 1963.
Perec, Georges. La Disparition. Paris. [Denoël, 1969] Gallimard, 2017.
Sandel, Michael J. 2020. The Tyranny of Merit: What’s Become of the Common Good?. NYC: Farrar, Straus and Giroux.
Scarpa, Maria. « Le personnage liminaire ». Romantisme, 2009, 3, p. 25-35.
Scherer, Jacques, Le « Livre » de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1978 [1957], 414 p.
Thien, Madeleine, Do Not Say We Have Nothing, New York, W. W. Norton & Co., 2016, 473 p.
Traduction oecuménique de la Bible, Paris, Société biblique française et Éditions du cerf, 2015.
White, Kenneth. 1987. L’esprit nomade. Paris: Grasset.
Wunenberger, Jean-Jacques. 1977. La fête, le jeu et le sacré, Paris : Jean-Pierre Delarge éditeur, « encyclopédie universitaire ».
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