Pascal Bruckner publie « Je souffre donc je suis ».
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Atlantico Litterati
Nous avons fait de « la «victime » une figure de l’héroïsme, note l’un de nos plus brillants penseurs, Pascal Bruckner. Son nouvel essai – juste et très caustique – : « Je souffre donc je suis » (Grasset) est publié chez Grasset. La presse s’en empare, dont Atlantico, pour la parfaite information et le plaisir de ses lecteurs.
Revendiquer sa souffrance de victime donne à ceux qui n’ont rien d’autre à déclarer (concernant leur existence) une importance qu’ils n’auraient jamais eue autrement. Donc presque tout le monde pleurniche et se plaint ; parmi ces martyrs du quotidien, victimes – faute de succès amoureux ou professionnel par exemple -, les néoféministes portent le malheur d’être femme en triomphe. « Je suis femme donc je souffre » : tel est le mot d’ordre de ce nouvel égalitarisme vers le bas.Certaines pétasses subissent pas mal de déboires en effet, mais n’ont-elles pas attiré les foudres de presque tous à toutes les époques ? Il suffit de lire Molière et Shakespeare pour le constater. Les sots et gandins subissent eux aussi pas mal d’avanies, mais ils ne comptent pas car le record de la souffrance appartient au genre féminin. Et les néoféministes affirment que TOUTES les femmes sont victimes des hommes, ces bourreaux en puissance. Les femmes sont par définition, des victimes. La relation sexuelle est suspecte, il s’agit encore et toujours de domination masculine (cf. surtout dans la position dite du « missionnaire »).Victime de ce violeur qu’est tout homme-sur-pattes, une femme – pour peu qu’elle soit amoureuse -, vit un enfer intime, dominée par celui qui use et abuse d’elle. Quant à celui qui ne veut pas de cette femme, il l’ignore mais il va devenir un bourreau par ce dédain qui au lieu d’être accepté, est vécu comme le plus terrible des camouflets, si bien que le seul moyen de rattraper les choses pour la délaissée, c’est de déguiser le dédain du dragueur en crime. « L’agresseur » alors est souvent le dédaigneux, celui qui a bien voulu la relation sexuelle, sans rien d’autre. La femme réduite ainsi à l’indifférence de son séducteur voit croître en elle la colère de la perdante. Elle se venge en accusant le méprisant de viol ou d’agression sexuelle. Dans la relation amoureuse, la guerre sévit donc en douce,car les tortures – affirment les néoféministes -, sont l’apanage de toute relation amoureuse incluant un homme, toute amoureuse est sous l’emprise du mâle. Grave.
Hier, il y avait la séduction et l’on « tombait amoureu/se »… Aujourd’hui il y a l’EMPRISE… et l’ont tombe sous les coups ou les mauvaises manières devioleur-agresseur. On a rendez-vous a 23 H en solitaire à son bureau – forcément désert à cette heure – et l’on s’étonne qu’il ait le toupet de relever la jupe de sa visiteuse.Ou l’on est sous emprise d’un profiteur profitant de votre innocence et de votre naiveté pendant 7 ans (sic) Sans doute vaut-il mieux aimer une femme, ou préférer la chasteté et la solitude, si l’on en croit les néo-féministes. Du coup, plus de domination masculine, plus de cuisine à faire pour le bourreau, plus d’amour dans la position du mossionnaire, terminé le macho, plus d’emprise. Exit la « vieille fille » (disait-on jadis et naguère) qui, débarrassée des hommes, dort en paix.
3 Extrait de « Je souffre donc je suis » (Grasset) en exclusivite pour les lecteurs d’Atlantico
« La détestation des hommes manifestée par certaines féministes est d’autant plus étrange que sur le viol, l’inceste, la pédophilie, le harcèlement, la quasi-totalité de l’opinion est d’accord. C’est tout le problème: plus le consensusestglobal,plusilfautrecréerduconflit.Faut-il rappelerquel’hommen’estpasquel’ennemiàabattre, il est aussi l’amant, le partenaire, le frère, le père, l’ami, l’époux? L’insurrection souvent menée conjointement parlesdeuxsexes,commedenosjoursenIran,nedevrait jamais exclure la possibilité d’une réconciliation. À s’obstinerdansuneconfrontationstérile,ongommelesacquis formidables engrangés par le mouvement féministe depuis un siècle. On oublie aussi la puissante force d’attraction qu’exercent, malgré tout, l’un sur l’autre les deux sexes,ladensitépoétiqueduplaisircharnelqueseulesdes exaltées ou des bégueules semblent vouloir écraser. Rien ne fait plus de tort au néoféminisme que l’armée de ses avocates,enliséesdansleursquerellespicrocholinesentre chapellesrivales,leursanathèmes,leursrhétoriquesmaxi- malistes. La volonté de constituer toutes les femmes, quellesqu’ellessoient,enclassevictimaireparexcellence,la grande bourgeoise, la princesse comme la prolétaire, indépendamment de l’âge, de la classe sociale, de la fortune est un contresens manifeste.
C’est une manière de dérober aux opprimées leurs épreuvesaulieudeveniràleursecours.Lemilitantsyrien des droits de l’homme Omar Youssef Souleimane, natu- ralisé français, dénonce avec amertume les agitateurs woke,enfantsgâtésdespaysriches,quandtantd’hommes etdefemmes,danslemondearabo-musulman,sebattent «contre une dictature réellement patriarcale et oppres- sive45». Soyons honnêtes, le wokism touche aussi les conservateursdeladroiteaméricaine,telsBenShapiroou Charlie Kirk indignés par le blockbuster Barbie, lesquels voient «de la propagande pour la mafia transgenre». Qu’une telle bluette puisse scandaliser en dit long sur la porosité entre la gauche et la droite américaines46. Sans oublier les œuvres de Shakespeare bannies dans certaines écoles de la Floride de Ron DeSantis parce que jugées trop sexuelles47. Aux États-Unis, le politiquement correct, la culture de l’annulation transcendent les partis et puisent au fonds commun du maccarthysme, lui-même issu du puritanisme protestant.
On évoque souvent avec raison le plafond de verre auquel se heurte le deuxième sexe; on oublie le plancher de boue (Claude Habib), les sales métiers auxquels sont astreints les hommes, éboueurs, livreurs à vélo, ouvriers sur les chantiers, égoutiers, soldats, etc. La victimisation dunéoféminismenenaîtpasd’unerégressionmaisaucontraire d’un progrès indéniable dans la condition fémi- nine, même si les acquis ne sont jamais irréversibles: la criminalisation de l’avortement par la Cour suprême aux États-Unis,concessionfaiteauxchrétienslesplusconser- vateurs, a entraîné la perte du camp républicain aux élec- tions de mi-mandat en 2022 et a poussé l’Ohio à inscrire le droit à l’IVG dans sa Constitution en novembre 2023. Lesfemmessontcontraintesd’arbitrerentreleursobligations professionnelles, familiales, amoureuses et doivent s’inventer dans l’incertitude et le tâtonnement. S’il reste des discriminations et des violences incontestables, il est dans l’intérêt de tous qu’elles soient corrigées ou punies. On le sait depuis Tocqueville, c’est quand le principe de l’égalité est acquis pour tous que les inégalités restantes deviennent intolérables. Si l’on a déjà (presque) tout gagné, les derniers bastions à prendre suscitent une forte irritation. Complétons cette loi par une autre : plus la condition des hommes et des femmes se rapproche, plus l’animosité entre eux va augmenter de façon exponentielle.
En à peine trois générations, la vie des femmes en Occident a radicalement changé. Maîtrise de la fécondité avecdesfamillesréduites,maîtriseéconomiqueavecl’entrée dans la vie active, maîtrise sexuelle avec la liberté de choisir ses partenaires et de concevoir des enfants sans père, indépendance financière. La transformation est si profonde qu’on peine à l’évaluer. Tandis que les femmes partentàl’assautdel’espacepublicets’emparentdessecteursprofessionnelslesplusélevés,leshommessesaisissent du monde domestique, éducation des enfants, cuisine, arts ménagers, sans avoir le sentiment de déchoir et sont heureux d’avoir obtenu un congé paternité. Cet entrecroisement des aptitudes est sans doute le phénomène le plus intéressant du demi-siècle écoulé.
Un spectre hante le néoféminisme: celui de la victoire possible après les luttes décisives des soixante dernières années. Car toute victoire déçoit. Non seulement l’auto- nomiegagnéeparlesfemmesn’apassupprimélescharges liées à leur condition, mais elle se traduit par le sentiment angoissant du chacun pour soi. C’est le fardeau de l’indi- vidu contemporain que de devoir chaque jour plaider la cause la plus chère qui existe, soi-même, au risque d’être mal compris. S’il est possible de rattacher ses doutes ou ses échecs à une raison extérieure ou à une structure for- midable, le patriarcat par exemple, on est alors exonéré de toute responsabilité. C’est la malédiction de la liberté qu’elle désenchante par nature, puisqu’on ne peut s’en prendrequ’àsoi-mêmedesesfaillites.Lalibertés’oppose à la libération comme la prose à la poésie : il est tentant de monter en épingle des événements mineurs pour ne pas voir que les femmes, globalement en Occident, sont en train de gagner, que le vieux patriarcat est à l’agonie. On peutfairejoujouavecdesgadgetssémantiques,passerde « patrimoine » à « matrimoine », d’« hommage » à « femmage», dire «j’esmère» au lieu de «j’espère»48, prôner l’écritureinclusivedontlaprincipalecaractéristiqueestsurtout d’exclure ceux qui n’en possèdent pas les codes: ce colifichet grammatical ne met pas le masculin à égalité avecleféminin,iltraceunefrontièreentrel’éliteprogres- siste et la plèbe arriérée. Cela veut bien dire que le plus dur a été fait et qu’on pinaille sur les détails pour se don- ner des allures de guerrière à peu de frais. Étrange alliage de l’intransigeance et de la frivolité.
À l’évidence, ce qu’une partie du mouvement féministe vise, c’est moins l’égalité qu’un «traitement préférentiel49» (Owen Fiss): l’indépendance décrite dans les termes de l’oppression, position délicieuse entre toutes qui offre les avantages de l’autonomie sans les fardeaux qu’elle entraîne. On est libres mais l’on continue à s’en- velopperdanslatogedel’insurgéepourrepousserauplus loinlaresponsabilité.Onbénéficieainsideladoublepos- ture du vainqueur et du vaincu et l’on continue à mili-ter en toute bonne conscience pour la liberté, l’égalité et l’immaturité. Ne peut-on favoriser l’émancipation des femmes qu’en rabaissant les hommes? La libération sera conjointecommeenIranous’enliseradansl’aigreurréci- proque. Il est vain de rêver d’une concorde parfaite entre lessexes:ladivisiondestâches,lafatalitéanatomique(par exemple la faculté d’enfantement, la différence des jouis- sances) entravent le rêve d’une entente idyllique. Chaque sexedemeurepoursonopposéinsondable,nisiprocheni si loin qu’il le croit, toujours mystérieux. L’essentiel est que demeure entre eux un monde de plaisirs partagés, de cohabitationheureuseoùcequirapprocheestplusfortque ce qui divise, et d’échapper aux fanatiques des deux bords, toujours prêts à lever l’étendard du martyre pour pointer un doigt accusateur et se livrer aux déferlements d’hostilité. Nous oscillerons encore longtemps entre paix armée, belligérance passionnelle et sécession, telles deux tribuscampantdepartetd’autred’unfleuvequis’appelle tantôt l’Énigme, tantôt l’Attirance ou le Grief. »
Repères Pascal Bruckner
Romancier et philosophe, Pascal Bruckner est l’auteur d’une œuvre forte d’une trentaine de titres, qui lui a valu de nombreuses distinctions ( prix Médicis de l’essai, prix Montaigne, prix Renaudot) et traductions. Dans la lignée de ses grands essais sur les pathologies des sociétés modernes (« le Sanglot de l’homme blanc », « la Tentation de l’innocence », « la Tyrannie de la pénitence », « un coupable presque parfait »), l’auteur traite ici l’une des questions centrales de notre époque : la généologie et le triomphe de l’idéologie victimaire.
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