Première rencontre
Quand je commence à m’intéresser aux garçons, j’ai 15 ans. Nous sommes en 1962. Un après-midi, un monsieur vient rendre visite à mes parents, dans les Vosges, avec un jeune homme que je suppose être son fils. Je ne l’ai jamais vu avant. Il est sublime. Tout bleu. Ses yeux, sa chemise. Gabriel. Il semble plus âgé que moi.
Dans le petit salon à côté de la cuisine, les adultes boivent un café, lui comme moi restons muets, de vraies carpes. Je passe la demi-heure à le regarder, ignorant autour de quoi tourne la conversation. Après le départ de nos visiteurs, mes parents me font l’éloge de Gabriel, un « exemple » sur le plan scolaire, selon eux.
Quand mon père, le patriarche, quitte la pièce, ma mère me coince à la cuisine. Elle a vu le coup de foudre s’abattre sur moi, et me dit : « Ecoute, des garçons, dans ta vie, tu vas en rencontrer beaucoup, mais celui-là, tu n’y touches surtout pas, c’est ton cousin », et déroule l’histoire taboue d’un secret mal gardé.
Gabriel est le fils illégitime de mon oncle – le frère de mon père –, qui ne l’a jamais reconnu. L’homme avec qui il est venu boire le café, c’est son oncle à lui et l’ami de mes parents. A la fin, ma mère pose un interdit total au nom de la limite infranchissable de la consanguinité : on ne peut pas avoir des enfants avec son cousin. « Tu oublies. » Je prenais à peine mon envol, et là j’ai l’impression qu’on me coupe les ailes.
A l’internat, mes pensées d’adolescente sont secrètement consacrées, de temps en temps, à ce garçon que je n’oublie pas. C’est tout bleu dans mon esprit. Un jour, je le recroise. Il est toujours aussi magnifique, j’ai peur de ressentir de nouveau cette petite flamme prohibée. Je me barre, vite.
J’ai 19 ans quand ma mère me lâche incidemment : « Ah ! Au fait ! Gabriel s’est marié. » J’entends ce qu’elle ne dit pas : la boucle est bouclée, le risque n’existera plus, la sécurité totale est acquise. Et elle ne se trompe pas. Je vis ma vie en ayant fait une croix sur cette histoire qui n’en fut même pas une. Un coup de foudre interdit qui m’apporterait tant de problèmes si je cherchais ne serait-ce qu’à le revoir.
Je me marie, même si c’est surtout un moyen de régulariser une grossesse. On s’entend bien avec mon compagnon, mais au fond nous n’avons rien à faire ensemble. On a quand même un second enfant. Une vie riche et heureuse, traversée toutefois, de temps en temps, par une interrogation. « Si j’avais vécu avec Gabriel, peut-être que ce serait différent. » Comme un fantasme qui va, qui vient, le temps s’écoulant.
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