Voici l’histoire d’une génération identitaire. Ce n’est plus la droite hors les murs, tant elle a l’impression d’être désormais dans les murs de l’actualité. Car il y a eu, en une dizaine d’années, la Manif pour tous, les attentats islamistes, le Brexit. Cette génération se croit, se voit désormais aux portes du pouvoir. Avec un sentiment commun : « On a perdu le pays. » Un homme a incarné la possibilité de faire vivre ce mouvement en politique, mais l’aventure d’Eric Zemmour à la présidentielle de 2022 n’a pas rencontré le succès escompté. Il y a aussi le RN, et pas tant Marine Le Pen que cette figure, Jordan Bardella, qui « n’était même pas né au moment du ‘point de détail’ de Jean-Marie Le Pen, en 1987 ». C’est cette jeunesse française que racontent, avec force détails et anecdotes, Marylou Magal et Nicolas Massol, journalistes à L’Express et à Libération, dans L’extrême droite, nouvelle génération (Denoël), dont nous publions ici quelques extraits.
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Septembre 2013, devant le campus de Clignancourt, dans le nord de Paris. C’est la rentrée des étudiants. Plus âgés, les militants politiques repèrent les proies faciles, comme ce jeune homme brun qui débarque de Seine-Saint-Denis pour débuter sans conviction une licence de géographie. Un jeune de l’UNI l’aborde : « On est un syndicat de droite, on défend l’identité française. » Une militante de l’Unef lui dispute sa cible : « Ne prends pas son tract, c’est un facho ! » Le nouveau fait vite son choix. Il fixe l’étudiante de gauche : « Si c’est ça, je prends son tract à lui. » Pierre Gentillet vient de rencontrer Jordan Bardella, 18 ans, qui a tout juste renouvelé sa carte au Front national.
Un premier « grand frère » trotskyste
S’il milite encore dans le 93, dont il devient secrétaire départemental du FN en 2014, Bardella a très vite compris, en jeune Rastignac, que c’est à Paris que l’on fait carrière. Il va de moins en moins à la fac de géographie, porte de Clignancourt, de plus en plus au siège du FN, à Nanterre, toujours sapé comme un politique, toujours prêt à rendre service. […] Lui aussi commence à vivre de la politique, assistant parlementaire épisodique d’un député européen. Il n’a pas 20 ans, n’a jamais travaillé de sa vie, mais il vient de rencontrer son premier mentor, Aurélien Legrand, le nouveau bras droit de Wallerand de Saint-Just, l’homme fort du FN en Ile-de-France. Legrand, treize ans de plus que Bardella, vient de rejoindre le parti d’extrême droite après avoir frayé une paire d’années à l’extrême gauche. Professeur d’histoire, militant chevronné, il regorge d’idées, rédige des notes pour Marine Le Pen, maîtrise la com’ et possède cette manière typiquement trotskiste d’argumenter sur tout et d’être capable de relier chaque sujet à la politique. Bardella en a plein les mirettes.
Legrand le prend sous son aile. Il apprécie ce jeune type sympa, travailleur, brillant par moments, qui certes regarde un peu trop les vidéos de Soral sur la virilité, mais a le mérite de n’être ni un beauf ni un catho coincé. De penser à peu près correctement, dans les clous du philippotisme, la ligne sociale-souverainiste de dédiabolisation qui est en train de faire les beaux jours du parti. Tous deux partagent l’amour des vêtements élégants, scrutent ensemble le dernier James Bond pour déceler la marque du costume de Daniel Craig, dont ils tentent ensuite de trouver la réplique, en moins cher, à la Vallée Village, en Seine-et-Marne. Un jour, l’aîné emmène son faux petit frère au sous-sol du Bazar de l’Hôtel de Ville et lui apprend à faire briller ses chaussures, au rayon cirage. Une autre fois, Legrand lui fait passer la porte d’un magasin De Fursac pour qu’il puisse enfin se payer un costard digne de ce nom. […]
« M. Rooftop »
Il a beau commencer à se fabriquer une légende à partir de sa biographie – son prénom américain qui trahit son ascendance populaire, sa mère Atsem et son enfance au pied d’une cité –, il gagne très confortablement sa vie depuis son élection, à 20 ans, au conseil régional d’Ile-de-France, qu’il cumule avec des missions pour le parti. Cela l’éloigne de ses petits camarades qui passent leurs soirées à boire de la bière chaude dans des caves qui sentent les pieds tandis que lui préfère les rooftops où il arrive bien sapé pour commander des cocktails – une habitude qui lui a d’ailleurs valu l’amical surnom de « M. Rooftop » parmi ses congénères.
Des amis ? Il n’en a guère. En tout cas pas de son âge. Quelques mois plus tôt, pour ses 22 ans, sa petite copine de l’époque, Kerridwen Chatillon, passe un coup de fil affolé à Garen Shnorhokian. A quelques jours de la fête d’anniversaire, elle n’arrive pas à trouver de vrais amis à inviter… « Il a des potes en dehors de la politique ? » […]
Entre-temps, il a trouvé un nouveau mentor : Philippe Vardon, celui qui a rédigé la déclaration de guerre de Génération identitaire et qui a contribué à mettre sur pied l’opération « Poitiers 732 ». Vardon est monté en grade, a intégré le bureau national du FN au congrès de Lille et joue le rôle de directeur de campagne officieux de Bardella. Tout un symbole : Legrand, l’ancien du NPA, professeur élu d’Ile-de-France, souverainiste et assez europhobe, laisse sa place au Niçois, l’identitaire qui aime définir l’enracinement des individus à travers trois niveaux indissociables : la région, la nation et l’Europe, les trois patries identitaires qui, en toute logique, mettent en échec toute velléité d’assimilation. On peut penser un islam de France mais, comme le dira Bardella quelques années plus tard sur un plateau, « l’islam n’a pas poussé dans les prairies normandes »… Vardon ? C’est un spécialiste de la punchline, et son poulain adore les studios télé, qui, il faut le dire, le lui rendent bien. « La génération de ceux qui meurent pour un regard de travers, une cigarette refusée » : d’abord apparu dans la vidéo baptismale de GI, ce slogan est devenu l’une des phrases chocs de Bardella, répétée à longueur d’émissions et de discours. […]
« Si on termine deuxième, ça remet tout en cause »
Fin 2018. La sonnerie de son téléphone le fait sursauter. Le nom qui s’affiche sur l’écran finit de l’inquiéter. Au bout du fil, Marine Le Pen. « Je voudrais te proposer de prendre la tête de liste pour les élections européennes. » Jordan Bardella reste perplexe. Il a 23 ans et le rouge lui monte aux joues. Il prend à peine le temps de la réflexion, demande un ou deux conseils. A Jean-Lin Lacapelle, notamment, historique du Front, qui lui dit de foncer. Marine Le Pen le prévient : il n’a pas droit à l’erreur. Ce scrutin doit être le marchepied de la candidate défaite en 2017 pour s’imposer comme la première concurrente d’Emmanuel Macron. « Si on termine deuxième, ça remet tout en cause », lui glisse la députée du Pas-de-Calais. […] Bon élève, Jordan Bardella est assidu. A chaque préparation de média, il arrive fiches en main et bien peigné. Le jeune candidat a compris les règles. Il ne prend pas trop de place, ne demande pas grand-chose. Quoique, bien sûr, s’il restait une petite place éligible pour son amie Mathilde Androuët, ce serait bien aimable… Requête satisfaite.
Pour le reste, c’est essentiellement Marine Le Pen qui boucle la liste. […] A une table parisienne, Jordan Bardella rencontre Pierre-Romain Thionnet. Le courant passe. Ils commencent à échanger via la messagerie Telegram. Spontanément, Pierre-Romain envoie des fiches, des notes, des passages de livres qui lui semblent intéressants. Jordan est bluffé. Lui qui rechigne à mettre le nez dans un bouquin et préfère la lumière des plateaux télé aux recoins des bibliothèques est enchanté. Voilà qu’il vient de dégoter un partenaire capable de lui résumer 300 pages en deux feuillets, qu’il n’a plus qu’à ingurgiter. Auprès de son conseiller en communication de l’époque, il exulte : « T’imagines, je viens de trouver un mec capable de me faire une fiche en deux jours ! » Bardella informe Pierre-Romain : s’il est élu député européen, il voudrait que ce dernier soit son assistant parlementaire. Deal. […] Le 26 mai 2019, la liste de Jordan Bardella arrive en tête, devant la liste de la majorité présidentielle, avec 23,34 % des voix.
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