D’ordinaire c’est souvent pour cette superstar de l’histoire de la peinture qu’est Jan van Eyck (v. 1390-1395, Maaseik (Belgique) – 1441, Bruges) qu’on se rend à Gand, afin d’admirer son chef-d’œuvre religieux, le Polyptique de l’Agneau mystique (1432), œuvre de grande dimension, ô combien novatrice par sa structure et sa minutie, se trouvant dans la cathédrale Saint-Bavon : un retable aux douze peintures des frères Hubert et Van Eyck, en cours de restauration (commencée en 2012 et qui devrait s’achever en 2026). Mais, pour une fois, pour aller sur les traces de cet artiste de génie qui, entre autres, perfectionna la technique de la peinture à l’huile qu’il diffusa, même s’il n’en fut pas l’inventeur, Paris pourrait, via le Louvre, presque suffire en ce moment. Car, en comptant la Vierge du chancelier Rolin qui y trône en majesté en étant placée au centre de la salle d’exposition, qui n’est autre que l’un des chefs-d’œuvre des peintures de ce musée (entré en 1800) tout en étant le seul tableau de Jan van Eyck conservé en France, on comptabilise actuellement le plus grand nombre d’œuvres réunies de ce maître flamand d’exception dans l’Hexagone (six au total), dont La Vierge de Lucques prêtée, pour la première fois de son histoire, par le Städel Museum de Francfort. L’on sort de cette expo-événement au Louvre (jusqu’au 17 juin prochain), salle de la Chapelle – attention, il y a un monde fou ! Réservation conseillée pour un créneau horaire -, « Revoir Van Eyck, rencontre avec un chef-d’œuvre » (63 pièces réunies, peintures mais aussi manuscrits et sculptures remarquables), via la découverte de la restauration patiente de La Vierge du chancelier Rolin, panneau de chêne peint vers 1430 (pas très grand en taille, 71 x 65 cm) par le laboratoire du C2RMF* (2021-2024), opération de nettoyage totalement réussie (l’ensemble est moins jauni, ses bleus lapis-lazuli et rouges incroyables ressortent davantage), complètement subjugué.
- « La Vierge et l’Enfant », dite « Vierge de Lucques », vers 1437 ?, Jan van Eyck (Maaseik, vers 1390 ? – Bruges, 1441), Francfort, Städel Museum
Le plus grand peintre du XVe siècle au nord des Alpes
- Jan van Eyck (vers 1390-1441), « La Vierge du chancelier Rolin », vers 1430, chêne, 71 x 65 cm, Louvre-Paris
Voilà bien un tableau qui Louvre les yeux afin de mieux voir le réel et sa diversité : quelle merveille ! Cette Vierge du chancelier Rolin, avec sa dimension fortement méditative, son luxe confondant de détails, l’éclat de joyau de sa couche picturale, révélée ici dans toute sa fraîcheur (comme si elle venait d’être peinte !), et la vivacité de ses couleurs, est, à n’en pas douter, à la peinture flamande ce qu’est Mona Lisa, dite La Joconde, à la Renaissance italienne : non seulement, on est longtemps « accroché », et ce bien après le circuit effectué in situ, par cette production picturale, en soi, qui aimante les regards et garde encore un certain nombre de mystères qui fait qu’elle résiste au temps et à toute lecture univoque, que par la démonstration qui nous est magistralement proposée : il s’agit, en contextualisant l’œuvre dans son époque (entourée non seulement par cinq autres peintures de Van Eyck, et non des moindres, tel le saisissant, de par son réalisme frontal, martial Portrait de Baudoin de Lannoy, sans oublier d’autres grands primitifs flamands qui sont aussi de la partie, comme Rogier van der Weyden, qui travailla également pour la cour de Bourgogne, Petrus Christus et Robert Campin, ainsi que des enlumineurs des plus talentueux tels le Maître de Boucicot ou le Maître d’Egerton), d’éclairer, pas à pas, en passant par un parcours lumineux partagé en six sections fonctionnant comme autant de points analytiques afin d’appréhender une œuvre phare, tant la riche iconographie que la fonction (votive) de cet étrange tableau biface, véritable icône de la peinture ancienne, présenté ici astucieusement sur ses deux faces, avers et revers.
- Entre revers et avers, « La Vierge du chancelier Rolin », par Jan van Eyck, scrutée par les visiteurs fascinés du musée du Louvre, avril 2024
Avant, ce tableau était classiquement exposé sur une cimaise, au sein du deuxième étage de l’aile Richelieu du musée du Louvre, ici il est désormais dressé sur un socle, laissant visible son dos, et ce à une hauteur un peu réduite permettant aux visiteurs d’être dans la peinture afin d’en savourer, au maximum, ses fascinants détails, dont sa ville dans le lointain à l’architecture gothique, reflet d’une cité idéale que d’aucuns voient comme une Jérusalem céleste, le visage de Nicolas Rolin aux faux-airs de l’acteur Liam Neeson (le conseiller, entre autres, du duc de Bourgogne, né vers 1376 à Autun, un personnage très puissant à cette époque, commanditaire de ce tableau de dévotion, décrit par un chroniqueur de son temps comme le « regardeur de tout », cet homme très influent commanda explicitement à Van Eyck, peut-être dans le contexte d’une chapelle destinée à sa sépulture, un tableau le représentant agenouillé devant la Vierge), la couronne de la Madone, le paon sur le parapet, le pont, le personnage au turban rouge (autoportrait de l’artiste ?) ou encore le jardin intérieur, comme d’Éden, dont les pies, les lapins, les jeunes fleurs et les petits personnages donnent l’impression de s’être échappés d’un parchemin grouillant de motifs d’un livre d’enluminures. Mais si son verso est connu, son recto, des plus déroutants, l’est beaucoup moins : la restauration de la Vierge du chancelier Rolin a permis de mettre en évidence une magnifique marbrure jaspée, jusque-là en partie masquée par la crasse ! Et c’est d’ailleurs là, à cet endroit imprévu, qu’une abstraction originelle, née de la main de l’homme-artiste, pourrait s’y trouver.
- « Portrait de Baudoin de Lannoy », après 1431, chêne, Jan van Eyck (Maaseik, circa 1390 ? – Bruges, 1441), Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie
Au recto du tableau, sa face habituelle, qu’y voit-on ? Nicolas Rolin, chancelier du duc de Bourgogne, est en prière devant Jésus qui le bénit ; celui-ci est assis sur le genou de la Vierge Marie, qu’un ange s’apprête à couronner. Le lieu semble situé dans une tour : il s’ouvre sur un jardin, au-delà duquel s’étend un paysage, image idéale du duché de Bourgogne ; deux petits personnages, dans la profondeur du tableau, à mi-chemin du regard, nous invitent à bien nous pencher pour l’observer, comme le fait l’un d’eux, courbé sur le créneau d’une muraille pour regarder vers le bas, celui-ci étant peut-être la personnification, en image, du regardeur attentif de ce tableau-mystère, à voir bien sûr, en se penchant dessus, mais également à lire et à décoder, afin d’en saisir la substantifique moelle.
Voilà bien un tableau, que cette Vierge au chancelier Rolin, qui fascine plus que jamais, avec cet accrochage inédit (dans le parcours d’autres œuvres à double face bénéficient aussi de « vitrines traversantes » offrant un dialogue fécond et disruptif entre recto et verso), notamment par l’infinie variété du vivant qui s’y déploie : notre œil se promène dedans, en allant à la rencontre des rides et des cicatrices des visages-paysages, sans oublier le rendu réaliste des effets de lumière dessus, jusqu’à la magnificence des étoffes et des bijoux, en passant par les mille et un détails d’une végétation théâtralisée, touffue et plurielle. Qui était Jan van Eyck ? Pour rappel, cet artiste est considéré comme le plus grand peintre du XVe siècle au nord des Alpes, l’un des génies de notre histoire. Il a fasciné ses contemporains pour sa virtuosité extraordinaire dans le rendu réaliste des effets de la lumière sur les visages. C’est aussi un prodigieux miniaturiste. Peu à peu, face à sa Vierge du chancelier Rolin, son tableau le plus connu avec le Polyptique de l’Agneau mystique (Gand), l’Homme au turban rouge (1433) et son chef-d’œuvre profane, le Portrait des époux Arnolfini (1434), tous deux conservés à Londres, on repère une multitude de détails dont le sens reste volontairement ambigu, cette équivocité, offrant plusieurs niveaux de lecture, participe de sa fortune critique et de son importance dans l’histoire du médium peinture.
- Le dos incroyable (ou « back panel », autrement dit revers) de « La Vierge du Chancelier Rolin », vers 1430, par Jan van Eyck
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La redécouverte, sous un nouvel angle, d’un authentique chef-d’œuvre de la peinture
- Une méditation, au plus près, dans le paysage luxuriant de « La Vierge du chancelier Rolin », proposée par un écran numérique dans le circuit de l’expo « Revoir Van Eyck » au Louvre
C’est aussi une peinture d’une beauté sidérante, on a même du mal à trouver les mots, pour décrire tant le bleu flamboyant du prie-Dieu de Rolin que le rouge stupéfiant du somptueux manteau de la Vierge, sans oublier la teinte chair gourmande du petit Jésus, étant ici figuré, de manière très inhabituelle, en Salvator Mundi nu. De toute évidence, en peignant Jésus en nourrisson nu, Van Eyck, des plus modernes, accentue son humanité. Avec sa récente restauration, les couleurs ont retrouvé leur éclat et leur équilibre, exit la saleté sombre accumulée d’autrefois qui bouchait le regard (nos yeux, très sollicités, sont invités à se perdre sur la surface du panneau peint en orfèvre), effet accentué d’ailleurs par l’impression un œil « promeneur », le nôtre, se jouant d’un va-et-vient constant entre planéité et profondeur, boosté également par la présence, en fin de parcours, grâce au projet closertovaneyck, conduit à l’initiative de l’Institut royal du Patrimoine artistique belge (KIK-IRPA), d’un large écran numérique panoramique jouxtant le tableau original de dimension réduite : les visiteurs devant, bénéficiant d’assises confortables (ouf), peuvent à loisir, comme pouvait le faire Nicolas Rolin penché sur son tableau, s’immerger dans des images de très haute définition, à effet loupe garanti, montrant le paysage hallucinant créé par Van Eyck.
L’allègement des vernis jaunis et oxydés, qui assombrissaient cette peinture, rend assurément au tableau sa clarté : il vient à nous avec une extrême délicatesse, grâce notamment à ses effets lumineux hypnotiques et à l’usage virtuose d’un pinceau tenu à hauteur d’âme, se lovant à foison dans la subtilité de l’ambiguïté de la représentation, oscillant entre symbolisme et vérisme, le tout étant complètement cosmogonique. On reste, à dire vrai, médusé par la science du peintre, et enlumineur, Jan van Eyck, connu à travers toute l’Europe au XVe siècle (il tomba étonnamment dans l’oubli jusqu’en 1930), artiste de haute voltige qui fascine encore aujourd’hui, et plus que jamais (par le prisme de l’indéniable redécouverte du tableau mis ici en lumière grâce à cette toute récente restauration), par sa vision du monde, par sa maîtrise parfaite de la perspective linéaire ainsi que par son art minutieux donnant à voir une observation aiguë de la nature et de la lumière, via la mise en place vertigineuse d’espaces intérieurs et de paysages où campent ici deux personnages réalistes, surplombés par un ange, aux ailes arc-en-ciel, qui l’est tout autant.
- Détail de « La Vierge et l’Enfant », dite « Vierge de Lucques », vers 1437 ?, Jan van Eyck (Maaseik, vers 1390 ? – Bruges, 1441), Francfort, Städel Museum
Ainsi, cette petite, mais très dense, exposition nous fait découvrir en détail et sous un nouveau jour, avec à l’appui, notamment par l’intermédiaire son catalogue, des études historiques et scientifiques qui accompagnent sa restauration, entre redécouverte et résurrection !, un des chefs-d’œuvre de la peinture occidentale réalisé il y a près de 600 ans, La Vierge du chancelier Rolin, tableau présenté au cœur du dispositif scénographique, tandis que d’autres œuvres sont présentées tout autour, accrochant pour certaines également, de par un éclat, une variété des couleurs et une qualité d’une matière picturale qui émerveillent quasiment pareillement, le regard.
Je retiens, par exemple, du même auteur, à côté de sa célébrissime Vierge au chancelier Rolin, la superbe Vierge de Lucques, exposée pour la première fois en dehors du Städel Museum, aux teintes chaudes envoûtantes, peinte vers 1435-1400, une sorte de petite sœur née quelques années plus tard (il s’agirait de l’une des dernières œuvres de Jan van Eyck, réalisée au crépuscule de sa vie) : cette divine Madone nourricière et aimante, pour laquelle le peintre s’est servi des traits de son épouse Margaret, se montre non seulement très présente, avec son épais manteau rouge serti de pierres précieuses prenant une large place dans une minuscule chapelle aux lignes étroites, mais également « chaleureuse » tant, au sein d’une composition pyramidale attirant notre attention au centre du tableau, elle semble couver tendrement du regard, en l’allaitant, assise qu’elle est sur le trône en bois de la sagesse de Salomon reconnaissable par ses quatre petits lion dorés, l’Enfant Jésus qui, avec ses jambes replètes repliées sous un ventre rebondi, tient entre ses mains une orange, fruit inhabituel, à la fois symbole de pureté et de chasteté, mais aussi de péché originel, la force pénétrante de cette Vierge et L’Enfant venant certainement, par ailleurs, du regard empathique qui s’y loge, comme intensifiant l’implication émotionnelle du spectateur dans la méditation spirituelle.
- « Ecce Homo », 71,1 x 60,5 cm, panneau en chêne peint vers 1485-1500, Jérôme Bosch (vers 1450-1516), actif à Bois-le-Duc, de 1474 à sa mort en 1516, Francfort, Städel Museum, propriété du Städelsches Museums-Verein
- Détail de « Ecce Homo », 71,1 x 60,5 cm, chêne, circa 1485-1500, par Hieronymus Bosch
Puis, plus loin, toujours prêté par le Städel Museum (Francfort), il y a un très étonnant Jérôme Bosch, une sorte de fantasmagorie avec des trognes patibulaires propres à ce peintre médiéval néerlandais dont l’imagerie fantastique et grotesque oscille souvent entre diableries et paradis, qui interpelle, présentant, sur chêne, un Ecce Homo, 71,1 x 60,5 cm, panneau peint vers 1485-1500 ayant très certainement servi d’épitaphe (décor pour le tableau d’un défunt), histoire d’accompagner la sépulture d’une famille, restée anonyme, peut-être dans l’église dominicaine de Bois-le-Duc (en Flandre, actuels Pays-Bas). Si « le cinéma est l’art de faire revenir les fantômes », dixit Jacques Derrida, il semblerait que la peinture aussi. Ou de l’art de la rémanence, dans l’art pictural, pour reprendre le terme bien connu théorisé par Georges Didi-Huberman. Ici, dans cette peinture de revenants, en bas à gauche, qui sont ces figures, comme autant de repentirs, en partie effacées ? Pour nos yeux de contemporains, ce détail sibyllin, gardant les traces d’une peinture en train de se faire (le fameux work in progress), attire instantanément notre attention : figuration narrative de la présence en creux d’une « menace fantôme », rabattement à la planéité par le flottement spectral, comme du Zoran Mušič avant l’heure. Le catalogue de l’expo « Revoir Van Eyck » précise, en p. 196, qu’il s’agirait, en fait, d’« une famille en prière qui appartenait originellement à la composition [qui] a été dissimulée, peut-être dès le XVIe siècle ; ses vestiges sont apparus lors d’une restauration en 1983 ». On n’en saura pas plus (et peut-être tant mieux, l’imagination en roue libre viendra combler les manques). C’est signé Bosch et c’est, par exemple, bien plus fort qu’un Bruno Perramant, peintre contemporain connu pour peindre souvent des fantômes ! Car moins volontariste, moins conscient, moins paramétré, davantage lacunaire, le hasard de la découverte fortuite (des figures émergentes à la surface comme par magie) augmentant sa puissance suggestive. Comme quoi, Casper le fantôme ne date pas d’hier ! Art ancien ? Non, c’est d’aujourd’hui et maintenant, qu’est cette « dinguerie » picturale, accrocheuse et allusive, tant elle questionne encore, venant titiller délicieusement l’entendement.
Un trompe-l’œil de marbre feint, monument miniature pour l’abstraction
- Détail du dos « marbré » (son revers) de « La Vierge du Chancelier Rolin », vers 1430, par Jan van Eyck, on y trouve encore un large numéro d’inventaire « MR », pour « musées royaux », ayant été marqué sans doute peu après 1824 – date de l’inventaire
S’y trouve, par ailleurs, une sorte de « scoop » incroyable, limite renversant : le premier peintre abstrait de l’histoire de la peinture s’appelle… Jan van Eyck (1390-1441), qui s’est lancé, vers 1430 ?, dans une imitation lunaire de faux marbre, sur le verso de son tableau-star iconique (La Vierge du chancelier Rolin), redécouverte non pas par hasard, ne forçons pas de trop le trait non plus, cette face « cachée » était depuis longtemps connue des historiens de l’art mais, à dire vrai, ce revers, chef-d’œuvre inconnu à la Balzac ?, n’avait pas bénéficié, jusqu’à présent, de l’attention qu’il méritait, d’autant plus qu’il fut longtemps recouvert d’une couche brune d’encrassement ; en outre, ses bords avaient été arrachés par des papiers de bordage posés sur son pourtour. Dans le dos de la vierge du chancelier Rolin, donc, se donne carrément à voir une plage abstraite all-over, à savoir plein cadre (technique qui bouleverse la conception traditionnelle de la composition du tableau en donnant une même importance à chaque partie du support, parvenant ainsi à une unicité de l’image), avec, à la clé, amour des feintes, défi du trompe-l’œil et fascination pour la marginalité de l’informe avec, sur un support-plan, le jaillissement de gouttes et de taches en réseau accumulées et superposées, soudain cristallisé, comme figé, telle une explosante-fixe.
Le cartel, concernant le dos du tableau (un trompe-l’œil de marbre feint), nous renseigne, avec précision sans se montrer abscons pour autant : « La restauration de ce revers constitue une redécouverte : il s’agit d’une extraordinaire peinture abstraite de Van Eyck. Si elle rappelle un marbre jaune-vert, elle n’imite aucun minéral réel. Elle permet d’affirmer que l’œuvre était faite pour être vue sur toutes ses faces. Elle donne l’illusion d’une plaque de marbre poli, comme celles incrustées dans les tables d’autels, ou parfois en Italie, aux côtés latéraux des tombeaux de pierre blanche : cela pouvait rappeler à Rolin la nécessité de prier pour le salut de son âme. La contemplation des pierres était aussi considérée au Moyen Âge comme une aide efficace à la prière. »
- Détail de « La Vierge du chancelier Rolin », Jan van Eyck
Et, par ailleurs, l’on se demande bientôt devant s’il ne s’agirait pas avant tout, pour ce peintre figuratif incroyablement méticuleux et optiquement redoutable qu’était Van Eyck (entre nous, j’aimerais bien être doté de ses supers yeux laser et loupe !), d’un moment de détente et de lâcher prise. Mystère. On dirait une espèce d’abstraction libertaire… pollockienne, agissant comme un échappement libre, ou parenthèse enchantée, loin du dur labeur du « Attendez, je dois finir ma main ! » de l’imagier illusionniste qui ne lâche rien, miniaturiste hors pair, patient et perfectionniste, un poil (de pinceau) obsessionnel ; je me réfère ici à l’expressionniste abstrait Jackson Pollock (1912-1956), dit « Jack the Dripper », bien connu pour sa technique du dripping (de to drip : « égoutter ») reprise d’ailleurs au peintre surréaliste Max Ernst (1891-1976) qui inventa, dès 1942, cette nouvelle technique de peinture. Qui fut le pionnier, si ce n’est l’inventeur, de l’abstraction en peinture ? Alors, tout compte fait, si l’on suit le fil de cette expo révélatrice « Revoir Van Eyck », titre programmatique portant bien son nom, ce n’est pas peut-être pas Kandinsky (1912, cf. son tableau anthologique Avec l’arc noir), pas Vermeer de Delft (1632-1675) non plus, je pense ici au fameux dripping rouge du fil à tisser de sa Dentellière (1670, conservée au musée du Louvre, focus dans cette peinture à l’huile chiadée, au bord de l’hyperréalisme, sur le fil à coudre figuré par un quasi dripping, faisant aussi tache, c’est une moderne coulée de peinture rouge), mais bel et bien, si l’on s’en tient aux dates d’exécution des différentes œuvres en question, Jan Van Eyck. Et, pardi, cette révélation est présentement faite, façon épiphanie, au Louvre !
« Attachez une boîte de conserve vide à une ficelle d’un ou deux mètres, faites un trou dans le fond, remplissez la boîte de couleurs bien fluides et laissez-la osciller au bout de la ficelle, au-dessus de la toile posée à plat. Dirigez la boîte par des mouvements de la main, des bras, des épaules et de tout le corps. De cette façon les gouttes dessinent sur la toile de surprenantes lignes. Le jeu des associations mentales peut alors commencer. » À signaler que lorsqu’Ernst décrit sa technique picturale du dripping (reprise quelques années plus tard, on l’a vu, par l’Américain Pollock, qui se promenait avec ses boîtes percées, tel un danseur, à la surface de la toile posée au sol, pour laisser couler la peinture, sauf qu’à la différence de Max Ernst, il n’intervenait, lui, pas autrement pour dégager d’autres formes), on pourrait croire qu’il s’agit du mode de réalisation décrit, via les mots, pour engendrer cette image abstraite étonnante signée Van Eyck, dont en prime on est sûr qu’elle est de sa main, révélée soudain, ici, dans toute sa splendeur et force de pénétration dans notre psychisme, par la restauration ; autre point surprenant, on apprend qu’un certain nombre de géologues, face à cet amalgame de marbrures dansantes, qui fait curieusement écho au fourmillement de détails qui s’épanouissent dans le paysage de l’arrière-plan de l’avers traité en fait comme la miniature d’un livre d’heures avec une foultitude de motifs répétés et étoilés (Van Eyck influença les enlumineurs de son temps et vice-versa, comme le Maître parisien de Boucicot), se sont essayés à le catégoriser sans y parvenir car cette apparente « constellation » minérale ne répond pas, à proprement parler, aux caractéristiques formelles d’une pierre identifiable. Les pistes restent brouillées, le mystère demeure entier.
- L’avers de « La Vierge du chancelier Rolin » (circa 1430, chêne), tableau posé sur socle, dans l’expo « Revoir Van Eyck » du Louvre
Et, devant cet envers du décor (moderne ? Contemporain ? Disons plutôt intemporel) que constitue ce revers, comme tournant le dos à cette mythique Vierge au chancelier Rolin tout en instaurant paradoxalement un dialogue manifeste avec, tant formellement (le fourmillement) que symboliquement (un monde en miniature, une cosmogonie à l’œuvre, un par-delà le monde tangible se donnant à voir ici-bas), je me demandais, légèrement amusé mais avec une once de sérieux, le jeu des associations et des comparaisons aidant, s’il ne fallait pas remettre à jour tous les livres d’histoire de la peinture afin d’intégrer désormais cette re-découverte de taille : Jan van Eyck, artiste flamand par excellence connu notamment comme étant le fondateur du portrait occidental (il a été le premier à représenter des personnages qui fixent le regardeur, on lui attribue également la première scène d’intérieur profane, qui a servi de modèle à moult peintres du Nord, Portrait des époux Arnolfini), fut possiblement, qui sait, le premier des abstraits.
Sans aller jusque-là, la commissaire Sophie Caron voit dans le revers du panneau de bois illustre de Van Eyck la confirmation, qu’avec cet objet-tableau donnant trois dimensions à la peinture, qu’il s’agit bien d’un trompe-l’œil visuel et tactile enrichissant, sous un angle nouveau, le regard, du coup démultiplié, sur cette œuvre religieuse votive : « Le délicat travail de la restauratrice Annie Hochart, précise cette spécialiste dans le journal du Louvre Grande Galerie #66 (printemps 2024, focalisant sur une Enquête sur le mystère Van Eyck, les secrets des peintres révélés font vendre !, pp. 56-57), a permis à ce spectaculaire carré de marbre peint de retrouver son ampleur. Plus que d’un revers, il faudrait idéalement parler d’une autre face, d’un »dos » (back panel), afin d’atténuer le rapport de hiérarchie trop strict que ce terme induit à l’égard de l’avers. En effet, il n’était pas destiné à être invisible du côté du mur : il est au contraire l’indice que cette face de l’œuvre pouvait aussi être exposée à la vue, au moins à intervalles réguliers. On trouve en Occident des panneaux peints d’un revers en marbre feint depuis au moins le XIVe siècle. Le Polyptique Orsini de Simone Martini, le revers d’une Adoration des mages d’Ambrogio Lorenzetti, pour citer des œuvres conservées au Louvre, portent des revers peints à l’imitation du porphyre. Cette pratique se retrouve aussi en Bohème et dans la région rhénane. Van Eyck l’adopte pour ses panneaux, mais ces revers sont aujourd’hui pour la plupart très lacunaires. Avec le revers du Portrait de Margaret van Eyck (Groenigemuseum, Bruges), qui rappelle un porphyre, celui de la Vierge Rolin témoigne de l’extraordinaire virtuosité du peintre dans cette technique. La mise en œuvre pour ces deux panneaux est comparable : sur une couche peinte uniformément au noir de charbon, le peintre vient projeter des taches, au jaune de plomb pour le cas de la Vierge Rolin ; les effets de profondeur différenciés qui forment les »cristaux » sont obtenus par les polissages successifs de la surface. D’autres passages plus pulvérulents dessinent ces mouvements dynamiques. Mais Van Eyck ne cherche manifestement pas à imiter un »porphyre vert » ou serpentine – comme il le fait sciemment ailleurs, à commencer par le pavement du lieu où se trouvent Rolin et la Vierge. Si la pierre est bien fictive, l’aspect lisse de la surface donne l’impression qu’elle aurait été découpée et polie, comme les plaques de marbre incrustées dans les églises – telles celles qu’on voit dans les architectures de la Vierge Rolin ou de l’Annonciation de Washington. Enfin si l’on pense que l’œuvre avait été conçue pour être transportable, et donc manipulable, la main qui la saisissait touchait directement ce revers. Or son contact donne réellement la sensation qu’il s’agit d’une pierre de plaque polie : l’épaisseur exceptionnelle de la couche de préparation explique en partie cela, comme si le support de bois avait été doublé d’un support de pierre. En plus de tromper l’œil, Van Eyck trompe la main. Ce contact devait sans doute fortement contribuer à l’efficacité de l’objet : en rappelant à la main de Rolin la froideur du tombeau, elle pouvait utilement guider sa prière vers la nécessité d’œuvrer à son salut. »
- « L’Annonciation », détail, vers 1435 ?, bois transposé sur toile, Jan Van Eyck, peut-être le volet d’un retable placé au-dessus d’un autel à la chartreuse de Champmol (Bourgogne), Washington, National Gallery of Art, Andrew W. Mellon Collection
- Une cosmogonie miniature, détail du jardin intérieur de « La Vierge du chancelier Rolin », vers 1430, chêne, Jan van Eyck, coll. du musée du Louvre, Paris
En tout cas, mission pleinement réussie que cette petite expo (resserrée), des plus grandioses, permettant de Re-Voir Van Eyck sous un jour inédit, en adoptant un nouveau regard sur son inoubliable « Vierge d’Autun ». Ainsi, un peu comme la Boîte-en-Valise (ou Museum in a box, 1935-1941) de Marcel Duchamp (1887-1968), œuvre portative où l’artiste iconoclaste de l’art moderne avait miniaturisé, dans une boîte dépliante en trois parties, ses productions, façon best of, les plus emblématiques, dont ses fameux ready-made, on peut désormais voir cette Vierge du chancelier Rolin, peinture éventuellement transportable (« Jan van Eyck peintre est aussi, note la commissaire Sophie Caron, un »designer » d’objet. Ce moment privilégié à l’œuvre [dans un rapport très matériel] nous amène à nous poser cette question de l’objet »), certes comme le chef-d’œuvre incontestable de l’art pictural qu’il est toujours, se suffisant largement à lui-même, mais également tel un objet hybride de dévotion privée, un missel ou encore un livre d’heures – son petit format permettait à son possesseur, « pécheur repentant », de l’avoir partout avec lui. Cette œuvre à double face s’épanouit ici, dans le parcours proposé de cette expo temporaire au Louvre, via la mise au jour spectaculaire d’un déconcertant verso riche d’une illusion de marbre cosmique, nous apparaissaît in fine, dans toute sa complexité, comme un objet-peinture, doublement sacré (icône de la peinture pour le commun des mortels + support de prière pour un personnage en particulier, le chancelier du duc de Bourgogne). Se voulant très pieux, Rolin, pour sauver son âme et se faire pardonner, fit construire les hospices de Beaune (Côte-d’Or), pour lesquels il commanda le triptyque du Jugement dernier à Rogier van der Weyden.
On dit même que cette œuvre double, qu’est la Vierge du chancelier Rolin, aurait pu avoir une troisième fonction, à savoir servir d’épitaphe peinte pour sa sépulture. À sa mort, en 1462, ce tableau (à l’avenir, légendaire), qui sera saisi à la Révolution pour finir plus tard dans les collections publiques du Louvre, où il s’y trouve encore aujourd’hui pour notre plus grande joie collégiale (les visiteurs le redécouvrant actuellement, tous ensemble, dans ce musée, au sein de la salle bien nommée… de la Chapelle, dans toute sa puissance multifonctionnelle), fut tout simplement placé dans le tombeau du chancelier Rolin, entre les murs de l’église Notre-Dame-du-Châtel de la ville d’Autun (Saône-et-Loire), proche de la cathédrale Saint-Lazare.
Expo-dossier « Revoir Van Eyck. Rencontre avec un chef-d’œuvre, « La Vierge du chancelier Rolin » », commissaire de l’exposition : Sophie Caron, conservatrice du département des Peintures, Aile Sully, niveau 1, Salle de La Chapelle, salle 600, avec la participation exceptionnelle du Städel Museum de Francfort, jusqu’au 17 juin 2024, musée du Louvre, Paris 1er, tous les jours sauf mardi. Le musée du Louvre remercie *le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) pour sa coopération à l’étude et à la restauration de La Vierge et le chancelier Rolin. ©Photos V. D. Catalogue de l’exposition, sous la direction de Sophie Caron, coédition du musée du Louvre éditions / Linéart éditions, 240 pages, 160 illustrations, 39€.
- « La Vierge du chancelier Rolin », vers 1430, chêne, 71 x 65 cm, Jan van Eyck (vers 1390-1441). Coll. musée du Louvre, Paris
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